CHAPITRE XXVI

Libéré de l’Etreinte de la Douleur, Shedao Shai saisit de la main gauche un des membres grêles du dispositif vivant. Il s’y suspendit de son mieux, puis sauta à droite. Son épaule gauche se déboîta à demi avec un claquement sec qui retentit dans sa cabine, à bord de l'Héritage de Tourments.

Quand son articulation se remit en place, il sentit une vague de douleur lui parcourir le corps et faillit tomber à genoux.

Il resta debout. S’abandonner à la douleur aurait gâché l’expérience.

Et je ne dois pas laisser mon subordonné voir chez moi une quelconque faiblesse.

— Avez-vous une bonne raison de me déranger ? demanda-t-il à Deign Lian.

— Oui, commandant, plusieurs.

— La meilleure ?

Lian frémit à la menace contenue dans la voix de son chef.

— Commandant, nous pensons avoir déterminé ce que les jeedai ont essayé de cacher sur Garqi.

— Vraiment ? Après tout ce temps ? Pourquoi supposez-vous avoir réussi maintenant ?

— Si vous vous souvenez, commandant, nous avons eu de graves problèmes avec les sondes que nous avons envoyées sur le site. Nous avons cru qu’elles avaient un défaut génétique passé inaperçu.

— Vous m’avez déjà fourni ces détails sans intérêt.

— Les créatures que nous avions envoyées étaient une variante des crabes vonduun. Nous avons employé un autre dispositif, puis procédé à une autopsie des sondes qui avaient péri. Leur système respiratoire était irrité. Avec la nouvelle variété de créatures, nous avons découvert des grains de pollen. Les premières sondes sont mortes d’une réaction allergique au pollen. Les armures en crabe vonduun réagissent de façon plus dramatique encore.

Le chef yuuzhan vong sursauta. Les armures biologiques à la merci d’un élément de l’environnement naturel ! D’un point de vue militaire, l’ennemi avait désormais une arme qui handicaperait sérieusement les guerriers yuuzhan vong.

La deuxième question, plus fondamentale encore, était celle de l’opposition botanique et biologique à l’invasion. Dès le début, un des arguments principaux en faveur de l’invasion était que les ennemis se servaient de machines, une obscène parodie des êtres vivants. Cela les rendait faibles, corrompus et méprisables.

Mais voilà qu’une chose vivante s’oppose à nous…

Shedao Shai savait à quel point cela pouvait être dangereux. Une faction politique ayant frappé prématurément pour gagner le contrôle de l’invasion, les prêtres pourraient désormais se servir de cette nouvelle opposition pour renforcer leur influence.

— Qui est au courant ?

— Moi et ceux qui ont fait les recherches. Ils ont été isolés. Aucune nouvelle de leur découverte ne filtrera.

— Très bien. Vous avez déterminé quelle plante produit ce pollen ?

— Comme à Sernpidal ?

— Non, commandant. Mes chercheurs m’ont assuré qu’ils peuvent préparer une arme pour ensemencer la planète. Ithor est riche en matière organique. La détruire sera simple.

— Ce serait du gaspillage. Nous ne procéderons pas ainsi.

— Pourquoi pas ? demanda Deign Lian. Même la conquête de Garqi n’est pas allée sans pertes. Les infidèles renforcent sans doute les défenses d’Ithor. Ils ne peuvent pas nous laisser la prendre. Les combats seront rudes.

Shedao Shai frappa son second d’un coup à la gorge, assez fort pour le faire reculer d’un pas.

Lian tomba à genoux, le front plaqué sur le sol.

— Pardonnez-moi, maître, pour avoir provoqué votre colère…

Dans sa voix, Shedao Shai entendit de la peur… et peu de contrition.

— Croyez-vous que nous serons vaincus en essayant de prendre Ithor ?

— Non, maître.

— Parfait. Ce que vous suggérez marcherait, mais nous ferait plus de mal que de bien. Nous devons prouver que nous pouvons les écraser, quelles que soient les précautions qu’ils prennent. Quand nous nous emparerons d’Ithor, nous enverrons les survivants à la Nouvelle République avec un message : nous sommes implacables et invincibles. Voilà ce que nos ennemis ont besoin d’apprendre !

— Sauf votre respect, commandant, vous avez passé trop de temps en compagnie d’Elegos.

— Vraiment ? J’ai beaucoup appris de lui sur nos ennemis. Il leur apportera un message de ma part. Sa préparation à ce rôle est terminée. Maintenant, nous savons où délivrer notre message. Ithor. Il retournera vers son peuple et il me restera fidèle.

— Tout ça est très bien, commandant, mais votre intérêt pour leur façon de penser est…

— Est quoi ? demanda Shedao Shai, posant un pied sur la tête de son subordonné. Vous croyez que je flirte avec l’hérésie ? Qu’ai-je fait pour prouver que j’ai abandonné nos mœurs ? Ai-je utilisé une machine ? Douté de notre mission ? Remis en cause les dieux ou les prêtres ?

— Non, commandant, mais…

— Mais rien, Lian ! Elegos aurait beaucoup à vous apprendre pendant les quelques jours où il sera encore parmi nous. Votre plan, efficace d’un point de vue tactique, ne vaut rien stratégiquement. De plus, il est blasphématoire, car il prétend détruire une planète regorgeant de vie. Ithor pourrait être un véritable don des dieux ! Voilà pourquoi nous devons l’arracher à l’ennemi, pas la détruire.

Shedao Shai laissa l’éperon de sa botte s’enfoncer dans le cuir chevelu de Lian. Puis il força son subordonné à lever la tête, libérant l’éperon quand il rencontra les yeux de Lian. Il regarda le mince filet de sang couler sur le sol.

— Vous avez de la chance, Lian. Je ne vous laisserai pas vous ridiculiser. Vous exécuterez la volonté des dieux. Préparez un assaut sur Ithor qui commencera dans un mois. Une diversion visera le monde d’Agamar. Il tombera, ou nous le prendrons après la chute d’Ithor. Planifiez ces assauts en utilisant toutes les ressources à votre disposition.

— Commandant, c’est un honneur, mais ne devriez-vous pas préparer ces attaques en personne ?

— A vos ordres, commandant.

— Une dernière chose.

— Commandant ?

— Les nouvelles concernant ce pollen ne doivent pas transpirer. Si vos chercheurs trouvent comment modifier les armures pour qu’elles soient immunisées, parfait. Sinon, nous nous battrons sans armures vivantes. Nous sommes les Yuuzhan Vong. Notre cause est bonne et juste. Les dieux nous protègent quand nous montons au combat. S’y lancer avec des carapaces mortes prouvera notre foi en eux.

Deign Lian se retira dans sa cabine à bord de l’Héritage. Il ferma hermétiquement le sas d’accès, tomba à genoux devant le petit espace de stockage, sous son lit, et en sortit une sclipune.

Il posa délicatement la créature sur le lit, la ligne où se rencontraient les deux valves positionnées face à lui. Il effleura le tissu sensible de la charnière, utilisant une combinaison de mouvement à laquelle la créature était habituée à réagir. La partie supérieure se souleva, révélant le villip qui s’y nichait à l’instar d’une perle. Le Yuuzhan Vong caressa le villip pour le réveiller. Sa respiration s’accéléra quand la créature se métamorphosa, prenant l’aspect de son véritable maître.

Lian inclina la tête.

— Maître, veuillez pardonner cette intrusion, mais j’ai un rapport important.

— Tout s’est passé comme vous l’aviez prévu. J’ai suggéré à Shedao Shai de détruire Ithor, mais il a refusé. Il veut attaquer de manière conventionnelle. Et peut-être pas tant que ça…

— Expliquez-vous.

— Il est obsédé par l’infidèle, et pense jouer un jeu dangereux mais nécessaire. Il n’a même pas eu le temps de préparer l’assaut contre Ithor tant il est occupé avec lui ! Shedao est persuadé que détruire Ithor nous ferait du tort, à cause de ce que l’ennemi penserait de nous.

— Quelle importance ont les sentiments des infidèles ? Préparez cet assaut à sa place. Calculez le nombre de vaisseaux qu’il faudra pour prendre la planète, puis conseillez-lui d’ajouter quelques vaisseaux à votre estimation. Shedao Shai aura l’air d’un imbécile.

— Comme vous voudrez, maître. Avant longtemps, votre nom sera sur toutes les lèvres. On chantera les louanges de…

— Taisez-vous, idiot !

Deign Lian baissa la tête, contrit.

— Vous êtes un atout placé au bon endroit, mais vous remplacer ne serait pas impossible. Ne m’y forcez pas !

— Oui, maître.

Lian laissa de la peur filtrer dans sa voix… Tant que le maître de Guerre le prendrait pour un abruti, comme Shedao Shai, il pourrait les jouer l’un contre l’autre. Shedao Shai perdrait le prochain round pour que Deign Lian soit nommé à sa place. Ensuite, il lui faudrait précipiter la chute de son chef politique…

Ainsi, je connaîtrai enfin la puissance pour laquelle je suis né.

— Merci, maître. Je suis votre humble et respectueux serviteur.

Lian ferma le sclipune. Une goutte de sang tomba sur la coquille de la créature. Le Vong se passa une main dans les cheveux, sentant la blessure circulaire enflée… Et heureux de récolter une cicatrice de plus.

Il cacha la sclipune, léchant le sang sur ses doigts. Toutes les indignités de Shedao Shai seraient vengées au centuple au moment de la grande surprise qu’il réservait à son supérieur…

Une seule chose est dommage : il ne saura pas que sa chute est de mon fait.

Peu importe. Je me passerai de cette petite satisfaction… J’offrirai ce sacrifice aux dieux !

Un large sourire naquit sur ses lèvres.

Sur ordre de Shedao Shai, ils attaqueraient Ithor dans un mois.